Terme historique et musicologique, l’expression « voix étouffées » désigne les musiciens victimes des totalitarismes du XXe siècle – au premier rang desquels le régime nazi. Au cours du siècle passé, des milliers de compositeurs et interprètes furent en effet réprimés, condamnés à la mort ou à l’exil, et leurs œuvres interdites et détruites pour des raisons politiques, morales ou religieuses.
Même si de nombreuses œuvres resteront à jamais disparues, les recherches menées ces trente dernières années en Europe ont permis de remettre en lumière plusieurs centaines de chefs-d’œuvre et tout autant d’auteurs et autrices par le biais de concerts, de publications ou d’expositions, dont celle d’aujourd’hui consacrée à 5 trajectoires de musiciennes du XXe siècle : Sofia Goubaïdulina, Alma Rosé, Elsa Barraine, Grażyna Bacewicz et Henriëtte Bosmans.
Cet engagement que porte le Forum Voix Etouffées, concepteur et organisateur de l’exposition, se conjugue ici au processus plus large de réhabilitation des compositrices dans notre histoire musicale : Clara Wieck-Schumann (1819-1896), Augusta Holmès (1847-1903), Alma Mahler (1879-1964) et d’autres combattirent de bonne heure, à la fois en faveur des droits des femmes et de leur reconnaissance dans la société musicale de leur époque. On pense également, de l’autre côté de l’Atlantique, aux premières musiciennes afro-américaines comme Florence Price (1887-1953), dont la très belle œuvre militante est redécouverte seulement depuis vingt ans, et ouvre la voie à d’autres valorisations de compositeurs et compositrices afro-américains.
L’évolution des avant-gardes artistiques en Europe prend dans les années 1920 les allures d’une lutte de générations, avec au niveau musical l’essor du jazz, de l’atonalité ou encore de mouvements comme la Nouvelle Objectivité remettant en cause le concert bourgeois. Les partis fascistes et conservateurs d’Italie, d’Allemagne, d’Espagne, de France… voient en cette effusion une dégénérescence à l’œuvre, une menace pour la culture et les valeurs traditionnelles de ces pays. « Entartete Musik », « Kulturbolchevismus » ou encore « Musiques nègres » sont autant de qualificatifs péjoratifs appliqués à ces compositions qui rencontrent pourtant intérêt et succès.
L’arrivée au pouvoir des fascismes dans les années 1930 précipite l’interdiction de ces musiques. Plus encore : leurs compositeurs, pour des raisons morales (homosexualité, féminisme), politiques (communistes, anti-fascistes), religieuses (appartenance au judaïsme notamment) ou simplement pour leur liberté de conscience, deviennent rapidement indésirables. Certains de ces artistes eurent la vie sauve en prenant le chemin de l’exil vers les États-Unis, comme la légendaire claveciniste Wanda Landowska (1879-1959) ou la musicologue Anneliese Landau (1903-1991), tandis que d’autres trouvaient une mort violente ou étaient détenus dans des camps de concentration et d’extermination. Compositrices, instrumentistes, virtuoses du violon ou du piano, cantatrices, toutes se trouvèrent concernées. Une destinée tragique advint à l’écrivaine et compositrice tchécoslovaque Ilse Weber (1903-1944), disparue à Auschwitz avec son fils. Il en alla de même avec les très rares cheffes de chœur ou d’orchestre de l’époque comme Nadia Boulanger (1887-1979). Bien que celle-ci ait été la première femme à diriger les grands orchestres américains, elle n’était pas représentative de l’ensemble de la condition féminine avant la Seconde Guerre mondiale.
Ainsi, l’accès aux professions supérieures était souvent fermé aux femmes dans l’Espagne de Franco comme dans le Portugal, soumis au directives autoritaires d’Antonío de Oliveira Salazar (1889-1970). Leurs régimes réprimaient à la fois les libertés publiques et individuelles fondamentales. Une pareille situation conduisit la compositrice madrilène Rosa García Ascot (1902-2002), protégée par Manuel de Falla, à émigrer au Mexique avant de se fixer en France.
La disparition récente de la compositrice russe Sofia Goubaidulina, l’une des quelques disciples féminines de Dmitri Chostakovitch (1906-1975), aura permis aux médias de nombreux pays de faire percevoir à leurs lecteurs que la condition féminine en Union Soviétique (URSS) n’était toujours pas aussi enviable que l’affirmait jadis La Pravda. Dans la profession des compositeurs, largement dominée par les hommes, la situation de femme était tout sauf une sinécure. Gubaidulina en fit l’expérience quand elle eut l’honneur de devenir l’assistante de Chostakovitch pour la classe de composition de celui-ci au Conservatoire de Léningrad (Saint-Pétersbourg), et essuya les nombreuses critiques et jalousies de ses pairs.
La singularité de la musicienne était aussi liée à ses origines. Elle venait du Tatarstan, terre de tradition musulmane où son grand-père était mollah. Une pareille origine ne l’empêcha pas de se convertir à la religion orthodoxe russe, sur l’impulsion de la pianiste Maria Youdina (1899-1970). Cette démarche très risquée dans la société soviétique lui valut divers ennuis. En outre, le langage musical de Goubaidulina était perçu comme proche de la décadence par les dirigeants de l’omnipuissante Union des compositeurs et musicologues soviétiques. La tentaculaire institution s’en prit également à la compositrice Jelena Firssova (*1950), en interdisant la publication de ses œuvres à l’Ouest. Cette dernière parvint néanmoins à émigrer au Royaume-Uni en 1991. Un an plus tard, Goubaidulina s’installait en Allemagne. Son nouveau cadre de vie devint l’écrin depuis lequel se déploya une reconnaissance internationale.
Les trois dernières décennies de son existence furent marquées par des triomphes, en particulier dans le monde anglo-saxon. Aujourd’hui, Sofia Goubaidulina est perçue comme l’une des vingt figures majeures de la musique contemporaine mondiale écrite depuis les années 1950.
Elle était issue de l’une des familles les plus en vue de l’élite artistique de l’Empire austro-hongrois. Son oncle n’était autre que l’illustre compositeur Gustav Mahler (1860-1911) ; son père était le violoniste Arnold Rosé (1863-1946), ayant exercé des fonctions prestigieuses à Vienne, alors déjà l’une des capitales mondiales de la musique, comme premier violon de l’Orchestre philharmonique et fondateur du célèbre Quatuor Rosé. Parée de dons exceptionnels et formée dans un cadre hors du commun, Alma Rosé devint progressivement une violoniste de premier ordre.
Elle fonda, en 1932, un orchestre féminin nommé Wiener Walzermädl, dont les nombreux succès et tournées firent d’elle une sorte de vedette dans toute l’Europe. Malheureusement, l’Anschluss de mars 1938 et la Seconde Guerre mondiale eurent raison de sa carrière. Juive, exilée en France puis dénoncée, Alma Rosé fut arrêtée et torturée par la Gestapo en 1942 à Dijon, internée à Drancy puis transférée vers Auschwitz par le convoi n°57. Elle y resta de juillet 1943 au mois d’avril 1944, moment de sa mort. Elle occupa, dans ce cadre dantesque, la fonction de cheffe de l’un des orchestres de détenus du camp.
La responsabilité d’Alma Rosé s’étendait à un ensemble exclusivement féminin, constitué de musiciennes jouant des instruments disparates. La majorité de ceux-ci étaient issus des pillages nazis, quand ils n’étaient pas fabriqués de toutes pièces dans le camp par les prisonniers. L’orchestre, constitué d’une trentaine d’instrumentistes, jouait chaque jour des heures durant, pendant les punitions et exécutions de détenus, pendant la sortie et le retour des commandos de travail, et plus rarement pour le divertissement des SS, des Prominenten et des détenus. Les témoignages de membres de son orchestre ayant survécu, comme la violoniste Violette Jacquet-Silberstein (1925-2014), s’accordent à souligner son immense intégrité artistique et la rigueur avec laquelle l’artiste exerçait ses fonctions.
À une période où les Françaises n’avaient pas encore le droit de vote et restaient dans leur grande majorité cantonnées à des rôles subalternes, apparurent plusieurs d’entre elles faisant profession de compositrice, parmi lesquelles Claude Arrieu (1903-1990), Elsa Barraine (1910-1999) et Odette Gartenlaub (1922-2014). Toutes trois furent victimes des mesures antisémites coercitives prises par le gouvernement dit « de Vichy », en application des directives racistes de l’Occupant allemand édictées en 1941. Encore aujourd’hui à redécouvrir, ces trois créatrices reçurent une formation de premier ordre au Conservatoire de Paris, et en sortirent munies de récompenses convoitées.
Pour sa part, Elsa Barraine fut la deuxième femme – après Lili Boulanger (1893-1918) – à obtenir le prestigieux Prix de Rome de musique en 1929. Elle avait alors dix-neuf ans. Odette Gartenlaub obtint la même récompense en 1948, après qu’elle eut survécu comme assistante sociale pendant l’Occupation. Malheureusement, cette période marqua aussi une césure difficilement rattrapable pour sa carrière de pianiste virtuose. Profondément hostile aux inégalités sociales, Elsa Barraine milite dès les années 1930, avant de rejoindre officiellement en 1938 le Parti Communiste Français. Son engagement progressiste se retrouve dès ces années dans sa musique : en 1933, son œuvre pour orchestre Pogromes alertait déjà sur les événements néfastes en cours en Allemagne, et en 1938, elle compose une symphonie contre la guerre, Voïna. L’invasion de la France par les troupes de la Wehrmacht concrétise son engagement. Elle rejoint le Front national des musiciens, dont l’une des cellules de résistance fonctionne à l’Opéra de Paris, et protège plusieurs musiciens juifs résidant en France, dont Louis Saguer (1907-1991). Son engagement lui valut d’ailleurs, dès la Libération, de siéger dans les chambres d’épuration devant lesquelles comparaissaient les Français ayant collaboré avec l’hitlérisme.
Elsa Barraine enseigna près de 25 ans le déchiffrage puis l’analyse musicale au Conservatoire de Paris, montrant une immense curiosité pour les compositeurs oubliés et les esthétiques les plus diverses. Continuant à composer jusque dans les années 1980, elle eut à souffrir l’influence progressive en France du radicalisme esthétique de Pierre Boulez (1925-2016), qui eut pour conséquence de faire oublier ses œuvres, autant que celles signées Odette Gartenlaub et Claude Arrieu.
Seconde compositrice polonaise à bénéficier d’une reconnaissance internationale après Maria Szymanowska (1789-1831), Grażyna Bacewicz était issue d’une famille lituanienne, les Bacevičius. Leur patronyme avait été polonisé en Bacewicz. Très vite, Grażyna devint une excellente violoniste. Elle étudia ainsi avec le célèbre virtuose Carl Flesch (1873-1944). En 1932, une fois diplômée en composition du Conservatoire de Varsovie, Bacewicz partit pour la France où elle reçut entre autres l’enseignement de Nadia Boulanger. De retour au pays natal, Bacewicz devint – entre 1936 et 1938 – premier violon de l’Orchestre symphonique de la Radio. Une fois la Seconde Guerre mondiale survenue, la musicienne donna des concerts clandestins.
La paix revenue et la Pologne sous contrôle soviétique, Grażyna Bacewicz fut nommée professeure au Conservatoire de Łódź. Sa biographie officielle, au sujet des premières années d’après-guerre, voudrait qu’elle n’ait connu que le succès. Mais la réalité en URSS puis en Polgne, en ces temps d’exacerbation du stanilisme et d’application stricte du réalisme socialiste dans toutes les formes d’art, est bien plus nuancée. En effet, si sa musique, dans les années 1940, fait apparaître des éléments folkloriques « qui puissent être sifflotés à l’issue du concert », elle répond malgré tout principalement aux « déviations formalistes » formellement interdites alors. Plus encore, les lettres à son frère, lues par la censure, montrent dès 1948 toute sa méfiance envers le système politique qui se met en place. Néanmoins, son intelligence et son début de reconnaissance (son 1er prix du concours de composition de Liège en 1951 notamment) lui permirent de contourner les principaux dangers. Trois de ses oeuvres sont présentées durant le réputé Festival d’Automne de Varsovie de 1956 qui affiche musicalement le dégel en cours, au même titre que son confrère Witold Lutosławski (1913-1994) – la Première Symphonie de ce dernier, achevée en 1947, avait été interdite par les responsables stalinistes du gouvernement. A partir de ces années et jusqu’à son décès, son écriture réintègre des éléments plus contemporains ; en faisant un symbole, comme Chostakovitch, d’une adaptation aux diktats politiques.
Du fait de sa double casquette d’interprète et de compositrice, nombre de ses œuvres sont vouées au violon. Grażyna Bacewicz a laissé ainsi sept concertos pour violon, cinq sonates pour violon, sept quatuors à cordes et deux quintettes avec piano.
Issue d’une famille de musiciens, l’artiste néerlandaise réattire depuis quelques années l’attention des musicologues et de la presse spécialisée, suite à la publication progressive de ses œuvres chez divers éditeurs – dont la collection Voix Etouffées – Missing Voices. Son langage musical d’une grande puissance, comme en témoigne sa Sonate pour violon et piano, constitue une invitation claire à reconsidérer le paysage de la création musicale féminine au 20ème siècle, et également la création hors des centres artistiques principaux des années 1920 (Paris, Vienne, Berlin, Prague…).
Henriëtte Bosmans se produit d’abord comme pianiste soliste durant les années 1920. Elle se fait entendre avec des chefs d’orchestre de renommée internationale tels que Pierre Monteux. La jeune femme prend également des leçons de composition avec Willem Pijper (1894-1947), personnalité importante de la vie musicale néerlandaise. Peu à peu, les œuvres de Bosmans sont jouées aux Pays-Bas et à l’étranger, souvent avec elle-même au piano, tout comme en compagnie de la violoncelliste Frieda Belinfante (1904-1995). Ouvertement bisexuelle, la compositrice se moque des conventions sociales. Compagne de Belinfante avant-guerre, elle s’affiche à partir de 1947 avec la soprano française Noémie Perugia (1903-1992), avec qui elle assure différents concerts et pour qui elle écrit 25 œuvres vocales.
Le succès manifeste de Bosmans cesse avec la Seconde Guerre mondiale et l’occupation des Pays-Bas par l’Allemagne nazie. En 1942, elle se voit interdite de scène à cause de ses origines israélites et pour avoir refusé de rejoindre la Reichkultuurkamer, tandis que quatre membres de sa famille proche sont assassinés aux camps d’Auschwitz et de Sobibor. Ces événements terrifiants n’empêchent pas Bosmans de se remettre à composer, au terme de dix ans d’inactivité dans ce domaine. Mais en avril 1952, Henriëtte Bosmans s’effondre brutalement sur scène pendant un concert. Elle meurt peu après, à l’âge de 56 ans.